Collaborer pour mieux innover dans la chimie
La compétitivité de l’industrie chimique s’appuie historiquement sur sa capacité à proposer des innovations technologiques. Pour ce faire, la collaboration entre laboratoires académiques, start-up et industriels est essentielle pour répondre rapidement et au mieux aux besoins du marché.
Comme le dit un vieil adage : l’union fait la force. Y compris en matière d’innovation des entreprises. Pour illustrer cette affirmation, il suffit de jeter un oeil sur les derniers chiffres du réseau Carnot, promouvant la recherche scientifique publique-privée. Près de 10 200 projets de R&D ont été recensés en 2019, dont 4 900 financés par des entreprises (soit 55 % de la recherche menée par les 39 entités du réseau). En outre, le réseau Carnot dénombre une croissance de 3,9 % des contrats de R&D avec les entreprises. Dans le contexte actuel de développement durable, l’innovation ouverte (ou « open innovation ») semble prendre encore plus de sens au regard de la multidisciplinarité nécessaire pour répondre aux défis scientifiques tout en intégrant ceux de la transition écologique et énergétique. « Ces dernières années, ce type de démarche d’innovation a pris encore plus de sens : développer tout seul un procédé complexe est quasi impossible car on n’a jamais toute l’expertise requise. Dans le domaine de l’industrie, l’ open innovation est stratégique dans la course à l’innovation car elle aide à être plus rapidement sur le marché », explique Laurent Auret, directeur des partenariats industriels au sein du réseau SATT (Sociétés d’accélération du transfert de technologies). Fédérant 13 sociétés de transfert de technologies en France (programme SATT), le réseau SATT favorise la mise sur le marché et les retombées économiques de travaux émanant de la recherche académique. « Les SATT constituent un guichet unique, pour les chercheurs comme pour les entreprises, afin de développer les technologies et d’accéder aux innovations issues de la recherche publique. Les SATT investissent pour créer de la valeur ; un autre objectif étant de « dérisquer » une technologie en vue de la création d’une start-up ou de l’octroi d’une licence d’exploitation », détaille Laurent Auret (Réseau SATT). Avant d’ajouter : « Nous sommes un pure player de l’ open innovation et privilégions, dans ce contexte, des stratégies d’alliances dynamiques. Les SATT collaborent ainsi largement avec les acteurs privés afin d’assurer le déploiement d’innovations conformes aux attentes du marché ». À ce jour, le Réseau SATT revendique l’initiation de 2 000 programmes de maturation. « Environ 10 % de ces projets concernent la chimie en elle-même et 30 % ont un lien avec cette discipline. Parmi les thématiques étudiées, nous avons l’intensification de procédés, la valorisation du CO2, la découverte de nouveaux synthons et catalyseurs ainsi que la chimie verte », précise Laurent Auret (Réseau SATT). L’ open innovation permet d’apporter différents avantages, en comparaison avec l’innovation dite fermée. D’une part, elle permet d’accéder à des compétences qu’une entreprise n’a pas forcément en interne. « Par exemple, chez Elkem Silicones, suite à la vente de l’activité par Rhodia à Bluestar Silicones en 2007, nos équipes ont dû se réorganiser. Nous avons donc jugé qu’il n’était pas nécessaire et même impossible de conserver l’ensemble des expertises et des compétences en interne. Ce mode collaboratif d’innovation permet en plus de faciliter de nouveaux développements, tout en répartissant les coûts et investissements », détaille Louis Vovelle, Senior Vice-Président Innovation et R&D d’Elkem. De son côté, le groupe Arkema s’appuie fortement sur son innovation pour sa croissance : il compte 100 collaborateurs en R&D et engage chaque année environ 250 ME pour l’innovation (soit 2,8 % de son chiffre d’affaires). En matière de stratégie, il est fortement impliqué en open innovation, comme l’assure le directeur R&D de l’entreprise Christian Collette : « Au sein d’Arkema, aucun projet d’innovation ne s’effectue sans partenaire, que ce soit avec des acteurs académiques, des start-up ou des industriels en aval. Cela nous permet de collaborer avec les meilleurs experts dans le domaine recherché ».
Des compétences pour explorer de nouveaux domaines
L’accès à des compétences plus diversifiées permet aux industriels de la chimie d’explorer plus facilement de nouveaux horizons scientifiques, des domaines d’applications jugés non prioritaires ou encore des thématiques d’intérêt à moyen et à long termes. C’est pour cela que bon nombre d’entreprises de la chimie ou en lien avec le secteur sont impliquées dans les laboratoires communs avec des acteurs académiques. Par exemple, le groupe Soprema qui a créé le LabCom Mutaxio avec l’Université de Strasbourg pour travailler sur les matériaux biosourcés. Pour sa part, le pneumaticien Michelin s’est associé au laboratoire Chimie, Catalyse, Polymères et Procédés (C2P2) et l’Institut de chimie et biochimie moléculaires et supramoléculaires (ICBMS) pour créer un LabCom. Dénommé ChemistLab, il vise à créer des élastomères durables à partir de matière première durable, à destination du domaine des pneumatiques. Quant à l’entreprise de chimie fine Seqens, elle est impliquée, depuis janvier 2020, dans un LabCom dans le domaine de l’électronique organique avec le Laboratoire de l’intégration du matériau au système de Bordeaux. Dénommé Sprint (Semi-conducteurs photoactifs robustes imprimables pour les nouvelles technologies), il vise à concevoir de nouveaux polymères semi-conducteurs à hautes performances pour le domaine des photo-détecteurs organiques (OPD) et des cellules photovoltaïques organiques (OPV). « Le LabCom est un excellent modèle pour la collaboration public-privé : il est administrativement léger et permet aux entreprises de rester agiles », estime Christophe Eychenne-Baron, directeur R&D de Seqens. De son côté, Air Liquide a établi le laboratoire MaHTEO avec le laboratoire Procédés et ingénierie en mécanique et matériaux (PIMM) du Campus Arts et Métiers de Paris. Il est chargé d’étudier les interactions entre les métaux liquides et l’environnement gazeux à haute température. « Notre groupe a également signé des contrats cadres avec le CNRS et le CEA pour favoriser la mise en place de partenariats », indique Olivier Letessier, directeur R&D du groupe Air Liquide. C’est également dans cet esprit que la division Agro de BASF France a noué un partenariat avec le réseau SATT dans le domaine de la protection des plantes. Cette coopération initiée en novembre 2019 vise à identifier de nouvelles technologies de biocontrôle issues de la recherche publique à travers des opérations spécifiques de scouting (repérage technologique) proposées par le réseau SATT.
Un essor de l’innovation avec les start-up
Si l’ open innovation n’est pas nouvelle chez les chimistes, plusieurs acteurs concèdent qu’il existe bien un essor des projets avec des jeunes sociétés depuis plusieurs années. A titre d’exemple, le géant BASF a paraphé, en octobre 2019, un accord de R&D avec la jeune société Biomillenia. En se basant sur l’étude du microbiome, la collaboration vise à identifier de nouveaux principes actifs dermocosmétiques contribuant à la santé de la peau. De son côté, le groupe Air Liquide a initié, en 2016, le projet Fair en collaboration avec la jeune entreprise PolyShape afin d’explorer la fabrication additive de réacteurs intensifiés. Enfin, Arkema, par le biais de sa filiale PiezoTech, collabore avec la start-up américaine Novasentis pour mettre au point des systèmes haptiques miniatures (utilisant des capteurs tactiles). « Ces dernières années, il y a une connaissance accrue des start-up, ce qui aide à détecter des technologies novatrices. Dans ce cadre, il est important de bien définir les domaines d’intérêt avant de lancer le scouting technologique », indique Christian Collette (Arkema). Avant d’ajouter : « Cette détection peut soit s’effectuer par des sociétés spécialisées ou encore des équipes en interne ». Pour le repérage des start-up, le réseau SATT constitue un partenaire privilégié, de par son positionnement à l’interface de la recherche académique et des entreprises. « Les brevets déposés par les SATT sont généralement, mais pas exhaustivement, le point de départ de l’octroi de licences technologiques et de la création de start-up », indique Laurent Auret (réseau SATT). Jusqu’à présent, le réseau SATT a permis la création de 493 start-up (tous secteurs confondus), issues de travaux de la recherche publique.
Outre l’accès à des expertises de pointe en externe, l’ open innovation contribue à mieux cerner les besoins du marché avec les solutions développées. Au sein du groupe BASF, la R&D vise avant tout à répondre aux exigences du fournisseur et du client, en travaillant avec lui en étroite collaboration. « Au sein de BASF, nous avons déployé une approche collaborative, nous nous positionnons comme des partenaires recherche et innovation de nos clients et joignons parfois nos forces aux leurs pour apporter des solutions à leur problématiques, bien souvent sous l’angle de la durabilité. C’est également cette approche qui est dite dans notre principe d’entreprise « Nous créons de la chimie pour un avenir durable », détaille Ewen Virot, responsable médias de BASF France. « Pour développer une solution à réelle valeur ajoutée, il est essentiel de s’appuyer sur l’ open innovation, c’est aussi notre responsabilité, en tant que leader mondial, de faire avancer l’innovation. Dans ce cadre, nous avons mis en place un global know-how verbund regroupant des partenaires de tous bords, ce qui permet d’avoir toujours de nouvelles idées pour être au plus près des attentes des clients », renchérit Marie-Danielle Vazquez-Duchêne, chargée des Affaires publiques scientifiques de BASF France. De son côté, Air Liquide collabore étroitement avec ses clients, notamment au travers de ses campus d’innovation. « Nos campus nous permettent de regrouper au sein d’un même lieu experts marchés, ingénieurs d’applications, clients et partenaires. Ce qui permet à tous de travailler ensemble pour répondre au mieux aux besoins du marché », indique Olivier Letessier (Air Liquide). Chaque campus se focalise sur une thématique de recherche donnée, tout en associant les autres campus. Par exemple, le site implanté dans le Delaware aux États-Unis est dédié à la fabrication avancée de matériaux. Ainsi, nous travaillons de manière proche avec les sociétés Hirebotics sur l’automatisation des procédés de soudure, et avec le groupe Red-D-Arc pour la mise au point de procédés de soudure de rupture. Autre exemple avec le campus japonais de Tokyo qui se concentre sur l’électronique et les semi-conducteurs : Air Liquide y a travaillé avec le Nippon Kokusai Electric dans le domaine des puces électroniques à couches minces.
Favoriser l’arrivée d’innovations sur le marché
Certains grands acteurs de la filière chimie ont également fait le choix de favoriser le déploiement d’innovations technologiques en mettant en place des structures et des organisations. C’est ainsi que BASF a lancé, en 2018, un incubateur dénommé Chemovator. « Il s’agit d’une structure qui permet à des collaborateurs de BASF souhaitant se lancer dans l’entrepreneuriat de créer une start-up. Sur l’année dernière, nous avons ainsi sélectionné 45 projets parmi une centaine de dossiers. Les lauréats bénéficient d’un accompagnement financier et humain pour aboutir à la création d’entreprises », détaille Marie-Danielle Vazquez-Duchêne (BASF). Accompagnement dont a bénéficié une des collaboratrices de BASF, Veronique Schwartz, pour sa start-up faCellitate, spécialisée dans les polymères innovants. De son côté, le chimiste Arkema a déployé depuis 2009 une division dédiée à l’incubation. Dénommée New Business Development, elle est dédiée au dérisquage et au développement d’une technologie jusqu’à la phase du pilote industriel. « L’entité est vouée à investir de l’argent pour « dérisquer » la mise sur le marché d’une innovation. Une fois que la technologie est mature, elle passe le relais à une de nos business units », explique Christian Collette (Arkema). Chez Air Liquide, l’accompagnement de jeunes sociétés se traduit par la mise en place d’un accélérateur deeptech sur le plateau de Paris-Saclay (Yvelines). « L’objectif est de permettre à de jeunes entreprises d’accéder à des laboratoires et de bénéficier de l’accompagnement et de l’expertise d’Air Liquide. A ce jour, nous hébergeons sur notre site de Saclay cinq sociétés. A terme, nous serons en capacité d’accompagner une vingtaine de start-up », développe Olivier Letessier (Air Liquide). Outre l’aide au développement technologique, le groupe est en mesure de les accompagner financièrement, via la mise en place depuis 2013 d’une entité de capital-risque dédiée aux jeunes pousses dénommée Aliad. De son côté, la société Seqens envisage d’établir un véritable écosystème autour de ses centres de R&D, à l’instar de celui de son Seqens’Lab à Porcheville (Yvelines). « Nous avons l’intention d’y regrouper des acteurs publics et des entreprises privées. Dans ce cadre, nous hébergeons sur le site deux start-up, GenEvolution et Harmonic Pharma. Cette démarche est avantageuse pour les deux parties : GenEvolution a ainsi accès à des laboratoires et des équipements, tandis que notre société bénéficie de leur expertise et de leurs prestations en toxicologie génétique in vitro. De la même manière, Harmonic Pharma nous apporte leur expertise de la polypharmacologie », détaille Christophe Eychenne-Baron (Seqens). Sur ce même modèle gagnant-gagnant, le groupe de chimie fine envisage prochainement d’héberger quatre ou cinqstart-up d’ici à 2021. « Notre sélection s’effectuera selon les domaines d’intérêt de notre société mais aussi de nos clients et l’apport que nous pourrons fournir aux sociétés hébergées », précise le directeur R&D de Seqens.
Que ce soit pour de l’innovation incrémentale ou de rupture, la recherche collaborative fait partie intégrante des stratégies de R&D des industriels de la chimie depuis longtemps. Cependant, l’ open innovation va plus loin dans certains cas et ne se limite plus seulement à un simple échange de compétences scientifiques. Elle consiste désormais à mettre en place des laboratoires collaboratifs, à déployer des structures pour accélérer la mise sur le marché d’une technologie, ou encore à accompagner la création de start-up. Face à une complexité croissante des exigences du marché, l’innovation ouverte aide à l’agilité des entreprises et à l’exploration de nouveaux domaines de recherche. « Beaucoup de grandes entreprises, y compris de la chimie, créent tout un écosystème autour des projets de R&D et des start-up pour injecter de l’innovation au sein de leurs propres équipes », soutient Laurent Auret (Réseau SATT). Néanmoins, il reste indispensable de conserver un certain équilibre dans les modes d’innovation, comme le précise Christophe Eychenne-Baron (Seqens) : « Une entreprise industrielle a pour premier objectif de se démarquer sur le marché. Son innovation ne peut donc se faire à 100 % en collaboratif ». Sachant que le contexte politique français est favorable à la création d’entreprises et à l’accompagnement de projets, nul doute que l’Hexagone devrait être un formidable terrain de jeu pour l’open innovation.
Source : https://www.info-chimie.fr/collaborer-pour-mieux-innover,107446