Santé: la France engage le chantier de la relocalisation
DÉCRYPTAGE – La crise du Covid a renforcé l’urgence de rapatrier la production de principes actifs en Europe. La France n’a plus qu’une soixantaine de sites.
La France débloque des fonds pour financer la production et la R&D pharmaceutique
« Cette crise nous a montré que nous devons continuer à produire dans notre pays et sur notre continent. Tout le monde a vu (…) que des médicaments qui paraissaient usuels n’étaient plus produits en France et en Europe. Nous devons (…) en tirer toutes les conséquences ». En visite en juin dans l’usine de vaccins de Sanofi située à Marcy-l’Étoile (Rhône), Emmanuel Macron a fait de la souveraineté sanitaire de la France une priorité. Il a débloqué une première enveloppe de 200 millions d’euros d’argent public, destinée à «financer des infrastructures de production comme de recherche et développement». Une deuxième enveloppe pourrait suivre à l’automne. «Nous avons atteint un niveau de dépendance qui n’est pas raisonnable, qui n’est pas acceptable» en biens et ressources stratégiques, a renchéri mercredi Jean Castex, lors de son discours de politique générale.
Les tensions d’approvisionnement apparues sur de nombreux médicaments (paracétamol, antidouleurs, anesthésiants, antibiotiques…) lors de la crise du Covid ont agi comme un électrochoc. Elles ont choqué l’opinion et contraint les pouvoirs publics à se saisir du sujet. Le problème ne vient pas tant que la fabrication des produits finis que sont les médicaments, qui reste essentiellement située sur le Vieux continent pour la consommation européenne, mais de l’origine des principes actifs. 80% de ces molécules qui contiennent l’effet thérapeutique de nos médicaments viennent d’Inde et de Chine. Un danger en cas d’accident industriel, de fermeture des frontières ou de hausse brutale de la demande.
Hausse des ruptures de stock de médicaments
Ce problème, qui concerne toute l’Europe et les États-Unis, ne date pas d’hier. Les ruptures de stock de médicaments se sont multipliées ces dernières années dans les pharmacies hexagonales. Il y a dix ans, seuls une cinquantaine de médicaments étaient concernés. Aujourd’hui, ils sont plus de 600, des antibiotiques aux corticoïdes en passant par certains anticancéreux. «Les trente-cinq molécules de base en oncologie sont produites en Orient, notamment en Chine, par trois fabricants», note Catherine Simonin, secrétaire générale de la Ligue contre le cancer, dans un rapport sénatorial.
Après avoir massivement délocalisé la production des principes actifs depuis vingt ans pour réduire les coûts, les grands laboratoires planchent aujourd’hui sur la relocalisation. Reste à en définir les modalités… La tâche n’est pas aisée car il s’agit de réinventer un modèle économique viable, la chaîne de production étant éclatée entre une multitude d’acteurs.
Depuis quatre ans, des grands labos européens et américains, en majorité des fabricants de génériques, ont impulsé le mouvement en diversifiant leurs fournisseurs. La multiplication des cas de contamination d’usines en Asie, ainsi que la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis les ont incités à relocaliser une partie de leur production en Europe.
Moindre écart de coût avec la Chine
D’autant que l’écart de coût avec la Chine s’est réduit en raison de l’augmentation des salaires et de la mise aux normes environnementales de l’Empire du Milieu. Il n’est plus que de 10% à 20%.
En outre, le principe actif représentant de 10% à 30% du prix de revient d’un médicament princeps (par opposition à générique), le «made in France» ou le «made in Europe» pourrait regagner de l’attractivité. C’est aussi un moyen d’être plus réactif grâce à un temps de transport plus court. «Les pays d’Europe de l’Est, qui bénéficient du même cadre réglementaire mais avec un coût du travail moins élevé, pourraient profiter de ce mouvement», relève Frank Orthbandt, analyste chez Fitch. Le fabricant allemand de génériques Stada a investi récemment dans l’extension d’un site de production en Serbie. Sandoz (Novartis) y réfléchit, tandis que Teva compte cinq usines de principes actifs en Europe de l’Est.
L’urgence consiste à nous préoccuper de l’approvisionnement en médicaments essentiels
Doit-on dès lors construire de nouvelles usines en France? «Ne nous leurrons pas, on ne déplace pas une usine par hélicoptère, lance un expert du secteur. Construire une usine coûte plusieurs centaines de millions d’euros et prend 3 à 5 ans. Sans compter les craintes des riverains concernant son empreinte environnementale». D’où la nécessité de cibler les investissements. «Nous vivons dans un monde globalisé, il est impossible de revenir en arrière, estime François Duplaix, directeur général d’Upsa (Efferalgan, Forlax…). Nous ne pourrons pas non plus relocaliser l’intégralité des besoins. L’urgence consiste à nous préoccuper de l’approvisionnement en médicaments essentiels». Selon le Sicos, qui fédère les industriels de la chimie fine pharmaceutique, il faudrait rapatrier en France et en Europe la fabrication de 150 à 200 principes actifs pour éviter les ruptures. Il revient, selon lui, aux autorités françaises et européennes de médicaments de déterminer une liste, puis aux entreprises de se positionner.
Il reste une soixantaine d’usines de principes actifs dans l’Hexagone. Autrefois propriété de laboratoires pharmaceutiques, elles ont été vendues par ces acteurs désireux de se réorienter vers la production de médicaments innovants. Ce tissu industriel a été fortement éprouvé dans les années 2000 par la concurrence de l’Inde et de la Chine. Il s’est beaucoup concentré pour résister. Des poids lourds comme Seqens, Axyntis ou Novasep ont ainsi émergé. Seqens (1 milliard d’euros de chiffre d’affaires), qui appartient au fonds Eurazeo, se présente comme le leader français de la chimie pharmaceutique. «Il n’y a pas besoin d’usines supplémentaires pour mener cette réindustrialisation, il faut moderniser et pérenniser les sites existants, et investir dans les nouvelles technologies, martèle Pierre Luzeau, son président, qui a investi 290 millions d’euros en dix ans dans ses 15 usines françaises. Les usines sont le plus souvent flexibles et multiproduits, ce qui représente un avantage en termes de coûts et de capacité à faire face aux chocs de la demande ». Le Sicos demande donc un plan d’investissement dans ces sites hexagonaux, soutenu par les pouvoirs publics. «Le secteur a besoin de 300 à 400 millions d’euros pour relever cet immense défi», estime Vincent Touraille, son délégué général.
Tous les acteurs s’accordent à penser que la relocalisation doit être pensée au niveau européen, tant au niveau des États que des laboratoires. «Une politique d’indépendance sanitaire au niveau français est nécessaire mais une coordination au niveau européen est fondamentale. Chaque pays ne va pas produire la même molécule au risque de créer des surcapacités de production partout en Europe, commente Pierre Luzeau. Il faut pouvoir garantir des volumes et rentabilité minimum à ceux qui s’engagent». Sanofi, qui produisait depuis vingt ans à destination d’autres labos, a annoncé en février la création d’une entité autonome dédiée à la fabrication de principes actifs. Il entend être la « locomotive de cette relocalisation européenne ».
«L’idée d’avoir au moins un fournisseur européen pour chaque principe actif jugé prioritaire semble faire son chemin, ajoute Pierre Luzeau. Les autorités sanitaires pourraient l’imposer. Ce serait une première étape pour restaurer notre tissu industriel local».
Par Keren Lentschner